PROJECTION | RENCONTRE
LES FILMS DU MONDE / 70 CINÉTRACTS
Avec Barbara Polla & Frank Smith
Les Films du monde constituent une série inédite de 70 cinétracts, qui sont, à l’origine, des films de banc-titre réalisés à la prise de vues à partir de documents photographiques de l’actualité nationale et internationale, une initiative lancée en mai 1968 par le cinéaste Chris Marker. L’ensemble de près de trois heures renoue avec cette expérience cinématographique, dans tant poétique que politique, en se concentrant sur les failles du monde contemporain. Selon leur protocole, les cinétracts devaient « contester-proposer-choquer-informer-interroger-affirmer-convaincre-penser-crier-rire-cultiver » afin de « susciter la discussion et l’action ».
La projection sera précédée d’une présentation et d’un échange entre Barbara Polla (Galerie Analix Forever, Genève) et Frank Smith
Vite, fixer l'image d'un monde chaotique avant qu'elle ne fuie
Paul Ardenne
Avec ses Cinétracts, Frank Smith reprend à la lettre le fil qu'entreprennent de tisser les cinéastes Jean-luc Godard, Chris Marker et Alain Resnais voici cinquante ans, dans l'effervescence parisienne de Mai 68. Qu'est-ce alors que le "cinétract", dont le vocable, déjà, éclaire sur sa forme, celle, légère, d'un message d'urgence et de combat ? "Les cinétracts sont des mini-films non signés, réalisés en mai et juin 1968, dans le sillage des évènements de Mai, ainsi que dans les années suivantes, de manière irrégulière. Ces courts-métrages militants, tournés généralement en 8 mm, ont souvent été diffusés hors du circuit commercial.”
Fixer, avant qu'ils ne passent, un point de vue sur la réalité, une Stimmung, un état d'âme, telle est la vocation première du cinétract. Ajoutons-y cette dimension militante chère aux contestataires de Mai 68. Le cinétract, par essence, contrecarre le "récit" officiel, la manière conventionnelle de faire des images parlées, les usages établis de la grande machine médiatique. À la méthode convenue et encadrée des reportages de la télévision publique alors naissante, il offre le contrepoint d'un point de vue inédit, souvent inversé. Ce miroir audiovisuel reforme, refonde une image déformée par la propagande officielle et le Contrôle.
Les Cinétracts de Frank Smith, génériquement, ne bousculent cette donne première. Utilisant les moyens facilités d'appropriation qu'offrent les médias contemporains, notamment le réseau numérique et la documentation en ligne, ils sont autant de messages d'urgence, de réflexions sur le devenir d'un monde, celui de notre début de 21e siècle, devenu violent et chaotique. Cette fois, il ne s'agit plus d'estampiller une situation nationale mais un devenir global, planétaire, un "état du monde" où une situation de tension politique à Hong-Kong, au fond fond du Texas ou sur la Méditerranée est "un coup de couteau dans notre destin", comme l'aurait formulé le Jean-Paul Sartre de Qu'est-ce que la littérature (1948), texte dans lequel le philosophe de l'existentialisme légitime au nom de l'éthique le fait, écrivain, artiste, créateur, de s'engager - de devoirs'engager. Portés par une réflexion profonde mêlant considérations politiques, humanistes, philosophiques et esthétiques, ces quelques cinquante addendarajoutés par Frank Smith au jet original de 1968 continuent le combat, dans un esprit de synthèse complexe - une complexité à la mesure de ce que l'on appelait naguère, au temps où l'on entendait encore changer l'Histoire, la "représentation du monde", à ce jour fuyante, démultipliée et multipolaire.